Chapitre 55
L’homme-fée

Tatiana se traîna les pieds jusque chez elle, suivant son fidèle loup. Alexanne était demeurée silencieuse sur le chemin du retour, ayant surtout réfléchi à tout ce qu’elle avait vu cette nuit-là. Toutefois, lorsqu’elles entrèrent enfin dans la cuisine, l’image de son oncle projetant de la lumière sur les tempes des blessés refit surface dans ses pensées.

— Tante Tatiana, est-ce que ça va ?

— J’ai besoin de me reposer maintenant.

Elle grimpa à sa chambre et referma la porte derrière elle. Alexanne comprit alors que les guérisseurs mettaient leurs piles énergétiques à plat lorsqu’ils soignaient les gens. Elle se dirigea vers sa propre chambre, se laissa tomber sur son lit, tout habillée, et s’endormit presque aussitôt.

Elle ne revit Tatiana que le lendemain, vers midi. Elle se berçait dans la cuisine en buvant du thé. Elle semblait fatiguée et son visage était très pale.

— Es-tu encore fâchée ? voulut-elle savoir, sans même se retourner vers sa nièce.

— Oui, mais moins qu’hier. Dites-moi pourquoi vous m’avez menti au sujet de votre frère.

— Si, à ton arrivée, je t’avais dit que j’étais une fée et que ton oncle en était une lui aussi, mais qu’il se métamorphosait en loup en raison d’une terrible malédiction, tu aurais pris tes jambes à ton cou et tu ne serais jamais plus revenue. J’avais envie de te connaître, alors j’ai décidé de t’apprivoiser petit à petit et j’ai persuadé mon frère de faire la même chose.

— Je ne suis plus cette petite fille innocente, tante Tatiana. Dites-moi tout maintenant.

Alexanne se tira une chaise pour s’asseoir devant la guérisseuse.

— Que veux-tu savoir, exactement ?

— Hier, mon oncle savait exactement quoi faire pour soigner les blessés et je l’ai aussi vu utiliser de la lumière lorsque vous avez transplanté les plantes médicinales. Je me doute depuis un moment qu’il est un être magique, lui aussi, mais jusqu’à quel point ? Il doit bien penser que je suis une petite sotte à qui il peut faire croire tout ce qu’il veut.

— Tu te trompes, Alexanne. C’est moi qui ai insisté pour qu’il fasse preuve de retenue.

— Maintenant que je n’ai plus peur de la magie, dites-moi ce qu’il est, au juste.

— Il est le premier garçon à naître avec les pouvoirs des femmes Ivanova et, ce qui est le plus remarquable chez lui, c’est que ses facultés n’étaient pas latentes. Elles étaient toutes fonctionnelles dès son premier souffle. Il ne les maîtrisait évidemment pas, parce qu’il n’était qu’un bébé, mais ses pouvoirs étaient réels, et ils ont rendu notre mère complètement folle. Tout petit, il voyait, il entendait et il ressentait. Son cerveau avait une image si complète de tout ce qui l’entourait qu’il n’avait pas besoin de nous demander ce que nous pensions ou ce que nous voulions. Il le savait. C’est probablement pour ça qu’il ne parlait pas. Le langage était une faculté dont il ne voyait pas l’utilité.

— Je sais que vous le traitiez bien, mais qu’en est-il du reste de la famille ?

— Igor ne parlait pas tellement plus qu’Alexei. Il passait toutes ses journées à l’extérieur et il laissait la responsabilité de l’éducation des enfants à sa femme. Lorsqu’il rentrait, bien souvent, nous étions tous couchés.

— Mais j’ai vu Alexei assis sur le plancher, dans le noir. Vous n’allez tout de même pas me faire croire qu’il ne l’entendait pas pleurer !

— Ma mère menait notre famille d’une main de fer. Si elle avait décidé d’abandonner son bébé à son sort, Igor ne pouvait pas s’opposer à sa volonté.

— Est-ce que tous les Russes sont comme ça ?

— Certainement pas. Je te parle de ce qui se passait chez nous, pas du tempérament de toute une nation, tout de même. Nous n’étions pas une famille comme les autres, en raison de nos dons et aussi de notre isolement.

— Et mon père, comment se comportait-il avec son petit frère ?

— Vlado ne voyait pas ce qu’il ne comprenait pas. Alexei était un grand mystère pour lui.

— Il avait peur de lui, donc.

— Peut-être bien…

— Mais vous, vous aimiez Alexei et vous preniez soin de lui.

— Nous avions beaucoup de points communs, lui et moi. Ça m’a vraiment brisé le cœur quand il s’est enfui de la maison. Je savais où il était allé, mais je n’avais pas le droit d’intervenir dans son destin. Au fond, jespérais qu’un jour il reviendrait vers moi.

— Hier soir, vous doutiez-vous qu’il viendrait vous aider à soigner les soldats ?

— Non. Il est impossible de deviner ce qu’il va faire. Quand nous sommes arrivées toutes les deux sur les lieux, il était déjà là. Je l’ai vu sortir des restes de l’hélicoptère en feu avec les fusées d’urgence.

— Mais j’ai regardé de ce côté moi aussi, et je ne l’ai pas vu !

— Il a appris à se fondre à son environnement, surtout dans la forêt. Il pourrait être à deux mètres de toi, que tu ne le saurais pas.

— Possède-t-il plus de pouvoirs que vous ?

— C’est possible…

Alexanne crut déceler de la frayeur dans la voix de sa tante.

— Dites-moi à quoi vous pensez, en ce moment.

Tatiana soupira de découragement.

— Il y a une prophétie… Un enfant mâle est censé naître chez les Ivanova avec le pouvoir de faire autant le bien que le mal, et de détruire toutes les fées. Dès son premier geste magique, j’ai su que c’était lui… Lorsqu’il est revenu chez moi, après la morsure du loup, j’ai compris que je ne m’étais pas trompée…

— Qu’allons-nous faire ?

— Ce que font toutes les fées : l’aimer inconditionnellement et le ramener sur le bon chemin, chaque fois qu’il s’en écarte.

— Où est-il, en ce moment ?

— Il est toujours dans la montagne et, comme je te l’ai dit tout à l’heure, il est inutile de partir à sa recherche. Nous ne le trouverons pas s’il ne désire pas qu’on le découvre. Nous devrions plutôt nous concentrer sur tes pouvoirs.

— Je suis d’accord.

— Lorsque tu auras mangé, je t’enseignerai à voir l’énergie des plantes et des arbres.

— Merveilleux ! Mais dites-moi, pourquoi y a-t-il une tache noire au milieu de votre poitrine ?

— Tu la vois ? s’égaya Tatiana. C’est très, très bien.

— Je la vois, mais je ne sais pas ce que c’est.

— Lorsqu’on guérit les gens, il arrive qu’on leur donne un peu trop de notre propre énergie. Il faut ensuite refaire nos forces par le repos, la prière et la méditation. J’ai sauvé plusieurs blessés graves cette nuit, alors aujourd’hui, je vais surtout prier.

— Votre frère est-il dans le même état que vous ?

— Je n’en sais rien. Je peux juste t’affirmer qu’il est en train de se reposer.

Tatiana ferma les yeux, et Alexanne décida de la laisser tranquille. Elle mangea ses céréales et sortit dans la cour pour observer l’énergie des plantes médicinales. Elle ralentit sa respiration comme sa tante le lui avait enseigné et exprima intérieurement la volonté de « voir ». Un beau halo de couleur doré entoura alors toutes les feuilles, comme si elles s’étaient allumées de l’intérieur. Alexanne leva les yeux sur les grands arbres et vit chacune de leurs branches, entourée d’une lumière verdâtre. Tout s’illuminait : les fleurs, les plantes, l’herbe, les arbustes, les arbres !

Coquelicot se posa sur son épaule et regarda dans la même direction pour voir ce qui la fascinait ainsi.

— Je vois l’énergie ! s’exclama l’adolescente.

La petite créature balança doucement la tête-de gauche à droite, comme pour lui dire : enfin !

— Es-tu la seule fée de la région ?

Coquelicot se tourna vers les rosiers, à gauche, et se mit à gazouiller. Une centaine de petites têtes blondes, brunes, rousses et noires émergèrent des fleurs, et Alexanne fut si surprise qu’elle sursauta. Matthieu arriva au même moment dans la cour et l’interpella. L’adolescente perdit instantanément sa concentration. Toutes les fées disparurent, et le paysage perdit ses belles couleurs.

Alexanne courut se jeter dans les bras de Matthieu et le serra avec affection.

— Je ne pensais pas que tu t’étais autant ennuyée de moi, la taquina-t-il.

— J’ai tellement de choses à te raconter ! Tu ne croiras jamais ce que j’ai fait la nuit dernière !

— Et moi, j’ai quelque chose à te montrer.

Il prit sa main et l’emmena devant la maison, où l’attendait la nouvelle voiture que ses parents lui avaient offerte pour son anniversaire, le matin même. Alexanne lui dit qu’elle était contente pour lui, mais déplora de ne pas lui avoir acheté de présent.

— Tu es mon plus beau cadeau, affirma-t-il.

Ils s’embrassèrent un long moment. Puis, se rappelant le danger que Matthieu courait en présence de son oncle, Alexanne lui demanda de lui faire faire une balade. Le jeune homme lui ouvrit galamment la portière du côté passager, puis alla s’asseoir derrière le volant. Il fit démarrer le moteur avec fierté, et la voiture s’éloigna de la maison.

Alexanne se mit à chercher un poste de radio. Elle n’aperçut donc pas Alexei qui les observait, caché entre les arbres. Tandis qu’ils roulaient dans le rang bordé d’arbres, l’adolescente s’aperçut que les rues bondées et bruyantes de Montréal ne lui manquaient plus. Même ses anciens amis n’étaient plus qu’un souvenir. Elle appartenait désormais à cet endroit paisible, auprès de sa tante, des fées et d’un homme-loup réformé, là où les pouvoirs magiques dont elle avait hérité pourraient enfin s’épanouir. Son seul souhait était maintenant de déployer ses propres ailes.

 

FIN

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